Partir, revenir, agir
Les études de cas réunies dans ces Working Papers ont pour but de mettre en lumière la manière dont les expériences d’émigration et d’exil politique ont poussé les sociétés européennes dans le sens d’une transformation profonde et radicale entre les années 1780 et le milieu du XIXe siècle. On y découvre une insertion plus ou moins réussie des émigrés ou exilés dans les pays d’accueil et des retours discrets, glorieux ou tumultueux dans leur patrie. Certains individus ont quitté leur pays en révolution avec la nostalgie de l’Ancien Régime tandis que d’autres ont été des révolutionnaires mal vus par les souverains, fidèles à l’ordre ancien, qui dominent à nouveau l’Europe des Restaurations. En se penchant sur la chaîne des émigrés et exilés qui se sont succédés à partir de l’échec des révolutions suisse et batave d’avant 1789, on peut se demander comment ces forces en mouvement, qu’on imagine souvent marginalisées par les classes politiques au pouvoir, ont contribué au renouveau dans un large éventail d’activités humaines. Celles-ci vont de l’agriculture au commerce, embrassent les sciences et les techniques, n’épargnent ni les modes d’écriture, l’histoire des idées ou celle de la sociabilité. Les exils ont contribué à une réorganisation en profondeur de la pratique politique et journalistique, de la diplomatie, des savoirs sur le passé ou de la spiritualité, dans ce dernier cas à l’occasion du retour de religieuses et de la fondation de congrégations. Le déplacement des émigrés et exilés à travers l’Europe participe ainsi d’une histoire sociale de l’innovation entendue comme moteur de transformation des sociétés (P. Flichy, L’innovation technique : récents développements en sciences sociales. Vers une nouvelle théorie de l’innovation, Paris, 2003).
Le voyage en tant que forme consciente et réfléchie de la migration des individus a certes entraîné à toute époque, comme l’a montré Eric J. Leed (The mind of the traveler, New York, 1991), des bouleversements importants dans la vie des sociétés d’accueil où les voyageurs soit restent des étrangers séjournant longuement, soit deviennent de nouveaux sujets politiques. Les changements n’ont pas été moindres dans les sociétés où ils font retour. Des études notamment littéraires nous ont informé sur les effets individuels de ces voyages : éloignement, déracinement, isolement. Mais quel en a été l’apport au sein des sociétés d’accueil et de retour ? Les transferts d’une nation à l’autre qu’ils suscitent créent ce que Homi Bhabha a appelé « a new, third place or space » (cité dans C. Harzig et D. Hoerder, What is migration history ?, Cambridge, 2009, p. 80), c’est-à-dire un espace spécifique généré par les processus d’acculturation. C’est ce nouvel espace, où il n’y a ni duplication de la culture d’origine, ni fusion avec celle du pays d’accueil, qu’on interroge ici à l’aube de l’ère contemporaine dans ses composantes économiques, techniques, artistiques, politiques ou administratives.
L’émigration de la période révolutionnaire, un cas d’école
Voyageant par contrainte politique, les émigrés de la Révolution française posent déjà les questions de la transformation du voyage en séjour, du rôle du hasard et des perceptions du temps, de ce qu’implique le retour dans le pays de départ et de la manière dont se construisent des savoirs à la faveur de la circulation des individus. Il en va de même avec les exilés tout au long du XIXe siècle (Sylvie Aprile, Le siècle des exilés. Bannis et proscrits de 1789 à la Commune, Paris, 2010).
Le renouvellement des problématiques de l’émigration française bénéficie d’une voie ouverte dès les années 1920 par Fernand Baldensperger lorsqu’il étudiait son impact dans le mouvement des idées à la charnière entre Lumières et romantisme (Le mouvement des idées dans l’émigration française, Paris, 1924). Depuis lors, on a quantifié l’émigration en France (J. Dunne, 2001 ; D. Greer, 1951), évalué les aspects matériels liés à la vente des biens des émigrés et à leur récupération (A. Gain, 1928 ; M. Bouloiseau, 1963), analysé la sociologie de ce milieu et sa légende (J. Vidalenc, 1969). Dépassant le devoir de mémoire des descendants d’émigrés, on s’est intéressé aux écritures d’émigrés (Ph. Bourdin, S. Gomis, K. Rance) et on a privilégié certaines destinations comme la Suisse (G. Audrey, J.-P. Cavin, H. Foerster), l’Allemagne (outre K. Rance : B. Kröger, A. Moser, A. Schumacher, J. Vidalenc) et l’Angleterre (A. Lebou, K. Carpenter). Peu de travaux sont accessibles sur la Russie où un riche matériau d’archives est disponible (L. Pingaud, J. Ollivier-Chakhnovskaia R. Chamousset) : le texte d’Elena Linkova, qui fait intervenir l’émigration dans les origines du conservatisme russe, éclaire au sein de ces Working Papers tout un pan de l’histoire des idées politiques en Russie au XIXe siècle à la lumière de cette filiation.
En ce qui concerne l’Italie, ce sont jusqu’ici les Etats du pape qui ont surtout retenu l’attention (V. Pierre, R. Picheloup, M. Tosti, V. De Marco, M. Cattaneo, D. Rocciolo, M. Lupi…) à côté des émigrés niçois (R. Demeude), savoyards ou piémontais. Mais seul le Nord-Est de la péninsule a été récemment appréhendé comme une terre d’accueil où l’on peut observer, par des recherches d’archives poussées, la capacité des émigrés de participer aux processus d’innovation. De ce renouvellement de l’historiographie témoignent pour l’Italie les travaux d’Amandine Fauchon sur le comte de Moré à Trieste et de Valentina Dal Cin sur le foyer véronais autour du comte de Provence en 1794-1796, dont ces Working Papers nous offrent la primeur.
Si les émigrés de la Révolution ont suscité des approches quantitatives à l’échelle française et européenne, le registre qualitatif et les situations individuelles méritent un approfondissement en combinant l’étude des émigrés hors de France avec celle de ce qui se passa à leur retour sous l’Empire et pendant les restaurations. Il est souhaitable aussi de comparer le cas des émigrés avec celui des légitimistes qui leur succédèrent dans l’exil, membres des internationales « blanches » au long du XIXe siècle, ainsi qu’avec celui des exilés patriotes qui combattirent pour inventer, comme en Italie, une nation. L’intérêt de privilégier ces déplacements dans la longue durée est de placer les études disponibles sur l’émigration à l’époque révolutionnaire dans la perspective des décennies suivantes en Italie, en Allemagne, en Suisse, en Belgique, en Russie… et en France. La réflexion gagnera à s’élargir à une large palette d’exilés en vue d’analyser la contribution de leurs voyages et séjours aux processus d’innovation.
De nouvelles contributions sont les bienvenues
Parmi les pistes que ces Working Papers suggèrent, avec l’idée d’accueillir de nouvelles contributions, figurent :
– l’innovation au niveau de l’écriture (l’autobiographie, l’écriture des mémoires sous les monarchies censitaires, dans la ligne des travaux de Damien Zanone)
– l’invention de nouvelles formes de sociabilité (le groupe de Coppet autour de Mme de Staël ; le rôle des exilés et émigrés dans la dynamique des salons en Italie (cf. Maria Luisa Betri & Elena Brambilla) mais aussi en Suisse ou en Allemagne fin XVIIIe-premier XIXe siècle ; les sociabilités contre-révolutionnaires, mais aussi jacobines quand se déplacent pendant la Révolution des jacobins obligés de passer d’un Etat à l’autre, par exemple de Rome à Naples)
– l’innovation dans les pratiques commerciales (le cas du changement d’identité du comte de Moré-Pontgibaud devenu Joseph Labrosse à Trieste est-il isolé ?)
– l’innovation technique et scientifique (cf. les travaux de Fabio D’Angelo sur les savants napolitains qui s’exilent entre les années 1780 et 1820)
– les effets induits par les présences d’émigrés ou d’exilés sur les commandes auprès d’artistes ou de décorateurs, ou en s’insérant dans des réseaux et dans des chaînes de production de savoirs, de techniques et d’objets
– l’innovation dans les idées et pratiques politiques (attestées par la formation du conservatisme russe qu’étudie dans ces Working Papers Elena Linkova) et dans l’art diplomatique (cf. les papiers Choiseul-Gouffier à Moscou, ceux du cardinal de Bernis, et bien d’autres…)
– l’innovation dans l’agronomie, avec la reprise en main des campagnes par les nobles sous la Monarchie de juillet, ainsi qu’on l’a étudié pour le Bas-Dauphiné
– l’innovation dans l’organisation des savoirs sur le passé : le rôle des émigrés dans la mise en place de sociétés antiquaires ou historiques en France au XIXe siècle, dans la création de cabinets et de bibliothèques privées ou publiques
– l’innovation dans la spiritualité : le retour des jésuites après le rétablissement de la Compagnie de Jésus dans les pays d’Europe qui l’avaient supprimée entre 1759 et 1773, les retours de religieuses et les fondations de congrégations, le retour d’émigrés comme l’évêque de Marseille Mgr de Mazenod fondateur des Oblats, etc.
Ces Working Papers sont aussi un travail « in progress ». De nouveaux textes sont donc les bienvenus, à adresser à gilles.bertrand@univ-grenoble-alpes.fr.
– Exil. Les exilés italiens en Méditerranée au XIXe siècle (sur hypothèses.org)
Ce carnet rend compte des travaux d’un groupe de jeunes chercheurs français et italiens dont les recherches touchent au thème de l’exil et qui partagent un intérêt commun pour l’espace méditerranéen. Tous voient dans l’exil un élément fondamental de la culture et de l’expérience politiques européennes d’un large XIXe siècle, allant du début de la période révolutionnaire jusqu’au début de la Première Guerre mondiale, caractérisant aussi bien le combat pour les éveils nationaux et le libéralisme que celui de la contre-révolution.
– AsileuropeXIX. Pour une histoire européenne de l’exil et de l’asile au XIXe siècle
Ce carnet de recherches vise à présenter les travaux du programme de recherche AsileuropeXIX, financé par l’Agence nationale de la recherche et hébergé par l’université de Reims de 2016 à 2020. L’équipe d’AsileuropeXIX veut proposer une histoire européenne et transnationale des dispositifs d’accueil élaborés pour les exilés et réfugiés politiques en Europe entre 1815 et les années 1870.
2014
- Grenoble, 6 novembre 2014 : Emigration, exil politique et innovation en Europe, 1789-1840
2012
- Rome, 10-12 mai 2012: La Fraternité en action, frères de sang, frères d’armes, frères ennemis en Italie (1820-1924)
- New York University, 12-14 avril 2012: Se battre à l’étranger pour des idées. Volontariat armé international et politique (XVIII-XXIe siècles)
2010
- Grenoble-Vizille, 23-24 septembre 2010 : La République en voyage 1770-1830, organisé en collaboration avec l’Institut d’Histoire de la Révolution française, Université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne
- Paris, 4-5 juin 2010 : Exil et fraternité au XIXe siècle
2009
- Paris (IHRF), 5 novembre 2009 : L’idée d’Europe à la fin du XVIIIe siècle
(Les actes de ce colloque ont été publiés dans Dire et faire l’Europe à la fin du XVIIIe siècle (Revues.org)
- Grenoble, 6 – 7 novembre 2009 : Rencontres internationales sur l’histoire de la révolution française et de sa postérité, colloque : Pour une histoire des concepts : le laboratoire de la fraternité et ses vecteurs dans l’Europe des Révolutions
2008
- Rome, 14-15 novembre 2008 : Le concept de fraternité politique en France et en Italie au XIXe siècle
(Les actes de ce colloque ont été publiés dans Gilles Bertrand, Catherine Brice et Gilles Montègre (dir.), Fraternité. Pour une histoire du concept, Les Cahiers du CRHIPA n. 20, Grenoble, CRHIPA, 2012)
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Une émigration composite? Les Français dans la République de Venise : communauté, relations, opportunités
Valentina Dal Cin (Università Ca’ Foscari, Venise)
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L’émigré Joseph Labrosse, alias Albert-François de Moré, comte de Pontgibaud, et ses réseaux nobiliaires, diplomatiques, financiers et marchands à Trieste
Amandine Fauchon Chardon (Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand)
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La Révolution française et son rôle dans la formation du conservatisme russe
Elena Linkova (Université Russe de l’Amitié des Peuples, Moscou)
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« Venise exilée » Un projet d’étude sur les vénitiens à Milan et en France (1797-1815)
Claudio Chiancone (Université Grenoble Alpes)
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