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Écrire la science en voyage

Working Papers

Quel a été le rôle du voyage et des missions de terrain de savants entre les Lumières et le milieu du XIXe siècle dans l’histoire des processus de connaissance ? On interroge ici les stratégies d’inscription et de mémorisation de ces déplacements à la suite de rencontres qui ont pris prétexte de l’édition par G. Montègre des Éphémérides romaines du naturaliste Latapie et de l’essai Le monde dans un carnet de M.-N. Bourguet sur le carnet de voyage en Italie d’A. von Humboldt.

Quel a été le rôle du voyage et des missions de terrain des savants entre le temps des Lumières et celui des conquêtes industrielles du XIXe siècle dans l’histoire des processus de connaissance ? Quel a été le statut des notations prises au jour le jour par les naturalistes ou les géographes pendant leur déplacement et comment se sont-elles transformées en carnets ou journaux à usage personnel, avant de nourrir mémoires académiques et livres spécialisés à l’usage de la communauté scientifique ? Ce sont ces stratégies d’inscription sur le papier mais aussi les transformations de l’objet naturel en objet d’art qu’interroge le présent ensemble de contributions issues de deux rencontres qui ont eu lieu à Grenoble le 14 décembre 2017 et le 11 avril 2018.

Ce dossier sur l’écriture de la science en voyage s’inscrit dans une tradition désormais consolidée de la recherche historique et littéraire à l’Université Grenoble Alpes, initiée en 2007 avec une rencontre dont on peut lire certains résultats dans le volume dirigé par Gilles Bertrand et Alain Guyot, Des « passeurs » entre science, histoire et littérature. Contribution à l’étude de la construction des savoirs (1750-1850), Grenoble, ELLUG (aujourd’hui UGA Editions), 2011.

Dans un premier temps, trois jeunes chercheurs en littérature, en histoire et en histoire de l’art – Timothée Léchot, Guillaume Comparato, Maddalena Napolitani – questionnent les relations entre la science et le voyage à travers les figures du botaniste herborisant (Jean-Jacques Rousseau), du naturaliste en train de constituer des savoirs géologiques (Barthélemy Faujas Saint-Fond) et de l’homme d’affaires découvreur de mines de graphite en Sibérie (Jean-Pierre Alibert). Ils se penchent sur les pratiques de la marche et le rythme des voyages, sur le sens de l’exploration de terrain et de la collecte des échantillons, sur la valeur de l’épreuve physique et les manières de rendre compte de l’expérience de la déambulation, sur l’accueil réservé au retour. Les échelles spatiales sont variables, de la promenade naturaliste dans des lieux proches à des voyages plus lointains qui conduisent aux confins de l’Europe et même au-delà, jusqu’au Mont Botogol, du milieu du XVIIIe au milieu du XIXe siècle.

Dans un second temps, des spécialistes – Emmanuelle Chapron, Nathalie Vuillemin – et les auteurs eux-mêmes – Gilles Montègre, Marie-Noëlle Bourguet – ont lu ou relu de près l’édition par Gilles Montègre des Éphémérides romaines (24 mars-24 octobre 1775) du naturaliste Latapie (Paris, Classiques Garnier, 2017) et l’essai de Marie-Noëlle Bourguet sur le carnet de voyage en Italie d’Alexander von Humboldt (Le monde dans un carnet. Alexander von Humboldt en Italie (1805), Paris, éditions du Félin, 2017). Développons ce second volet.

  1. On lit avec curiosité et plaisir les deux livres présentés et débattus. Cela tient aux problèmes multiples et très actuels qu’ils posent dans leur différence même :

– l’un est une édition partielle du journal de voyage manuscrit du botaniste Latapie, présentée par Gilles Montègre : les Éphémérides romaines 24 mars-24 octobre 1775 font partie d’un ensemble plus vaste de 14 cahiers et 764 pages dont la suite sera également publiée aux Classiques Garnier, en commençant par les Éphémérides napolitaines ;

– l’autre est une étude sur le carnet manuscrit d’Alexander von Humboldt datant de son voyage en Italie en 1805 : Marie-Noëlle Bourguet en commente ou assemble des fragments que complètent une trentaine d’images (outre 16 planches en couleur) pour construire une réflexion sur la réinvention du monde à travers le carnet de voyage.

Ces deux ouvrages ont chacun reçu des prix : Le monde dans un carnet le Prix Léon Dewez 2017 de la Société de Géographie (remis le 1er décembre 2017), les Éphémérides romaines le Prix Brives-Cazes 2017 de l’Académie des sciences et belles-lettres de Bordeaux (remis le 14 décembre 2017) et le Prix Edouard-Saman de l’Académie des sciences, lettres et arts de Marseille (2018).

  1. Un fil conducteur rassemble ces deux livres, l’Italie, le voyage, les savants en voyage. Pourquoi l’Italie ? Seulement pour elle-même, ses territoires, ses archives, ses paysages, ses monuments, ses habitants, ou bien parce qu’elle participe d’un plus vaste projet de connaissance ?

Le statut de l’Italie y est celui d’un territoire à arpenter, à partir duquel on peut travailler sur les archives de la nature, mais où l’on peut aussi saisir les restes de civilisations plus ou moins anciennes et consulter des textes qui y sont parvenus du monde entier. À Rome, ville universelle par excellence, est archivée la matière de multiples savoirs. Avec Antonella Romano a été revisité ces dernières années le statut de Rome capitale savante à l’époque moderne, que Latapie permet de décliner dans sa vie mondaine, comme un espace international du goût esthétique, comme une ville sainte qui fait face au processus de sécularisation et comme le cœur d’un cosmopolitisme savant.

  1. Ces deux textes au statut très différent interrogent la manière dont s’élabore la science comme discours de connaissance sur le monde.

Gilles Montègre montre que dans les Éphémérides coexistent différents « régimes d’écriture » (pp. 27-34) : récit de voyage avec une astreinte quotidienne qu’on ne retrouve pas dans le carnet de Humboldt (« Pourtant, dans le carnet, la succession des jours et l’emploi quotidien du temps deviennent difficiles à suivre », MNB p. 145), carnet savant dans le sillage des arts de voyager du XVIIe et XVIIIe siècle, de Bacon à Lettsom, où l’inscription permet « de fixer un savoir susceptible d’être ensuite déplacé pour se voir confronté à d’autres » (p. 29), journal d’événements faisant de Latapie un « observateur naturaliste des faits sociaux » (p. 31), journal intime en devenir même si ne s’affirme pas encore la pratique d’introspection qu’a justifiée et mise en forme Maine de Biran.

Très différent est l’esprit du carnet jaune de Humboldt (« Voyage de Paris en Italie avec Gay Lussac 1805 ») : « nul récit de l’itinéraire suivi, ni des rencontres ou des anecdotes survenues en chemin ; nulle description des paysages traversés ni des villes visitées ; nulle évocation de la lumière, de la beauté des monuments, de la nostalgie des ruines […] aucun épanchement […] tout élément narratif semble absent de [ce] carnet d’Italie. Au fil des pages ce ne sont que chiffres, calculs, citations, références » (MNB pp. 11-12).

« A quelle logique faut-il rapporter un ensemble si hétéroclite ? » demande Marie-Noëlle Bourguet (p. 12). A cette interrogation sur les pratiques d’inscription et les manières de travailler répondent ici tant les auteurs de ces deux éditions que deux autres spécialistes, familières des problèmes que pose l’écriture savante, dans son rapport au temps comme à la matérialité de textes produits, au voyage pratiqué comme au lecteur à venir, attendu ou non.

  • Jean-Jacques Rousseau et la figure du botaniste herborisant

    Timothée Léchot

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  • La pratique du voyage comme élément constitutif des savoirs géologiques. Le cas du naturaliste B. Faujas de Saint-Fond

    Guillaume Comparato

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  • L’expédition en Sibérie de Jean-Pierre Alibert (1844-1857) : l’exploitation du graphite entre art et science

    Maddalena Napolitani

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  • Écrire la science en voyage. Des Éphémérides de Latapie au Tagebuch de Humboldt

    Gilles Montègre

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  • Retour sur une enquête : le carnet d’Italie d’Alexandre de Humboldt (1805)

    Marie-Noëlle Bourguet

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  • Écrire la science en voyage. Commentaires des ouvrages

    Nathalie Vuillemin

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  • Les écritures du voyage

    Emmanuelle Chapron

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Grenoble, 22-23 novembre 2007 : journée d’étude La construction des savoirs au tournant des Lumières : figures de passeurs entre science, histoire et littérature, organisée par le Centre d’Études Stendhaliennes et Romantiques (Traverses19-21, Univ. Stendhal Grenoble 3) et le CRHIPA avec le concours de la Région Rhône-Alpes (cluster 14). https://www.fabula.org/actualites/la-construction-des-savoirs-au-tournant-des-lumieres_21076.php

ouvrage issu de cette rencontre : Gilles Bertrand, Alain Guyot, dir., Des « passeurs » entre science, histoire et littérature. Contribution à l’étude de la construction des savoirs (1750-1850), Grenoble, ELLUG (aujourd’hui UGA Editions), collection « Savoirs littéraires et imaginaires scientifiques », 2011. https://www.uga-editions.com/menu-principal/collections-et-revues/toutes-nos-collections/savoirs-litteraires-et-imaginaires-scientifiques/des-passeurs-entre-science-histoire-et-litterature-234528.kjsp

Paris, 19 avril 2013 : Gilles Bertrand, « Des passeurs entre science et littérature. Le cas des savants, administrateurs et ingénieurs entre France et Italie (fin XVIIIe-début XIXe siècle) », intervention au Groupe de Travail Les sciences mathématiques 1750-1850 : continuités et ruptures, coordonné par Christian Gilain et Alexandre Guilbaud, Université Pierre et Marie Curie (Paris 6), Institut de Mathématiques de Jussieu.

autour de l’ouvrage Des « passeurs » entre science, histoire et littérature.

Paris, 12 février 2015 : Gilles Bertrand, « Médiateurs du patrimoine et passeurs de passés dans les itinéraires italiens du Grand Tour (XVIIIe siècle) », intervention au séminaire Anthropologie des médiations du patrimoine, coordonné par Anne Monjaret et Sylvie Sagnes, EHESS.

autour de l’ouvrage Des « passeurs » entre science, histoire et littérature.

Grenoble, 10 mars 2017, conférence de M. Dominique Pestre, Histoire des sciences et des savoirs depuis le 16e siècle – que retenir, quelle Histoire raconter ?, présentation par Gilles Montègre, organisée par l’UFR ARSH, l’UGA et l’ARC5 Rhône-Alpes. https://www.echosciences-grenoble.fr/evenements/histoire-des-sciences-et-des-savoirs-depuis-le-16e-siecle-que-retenir-quelle-histoire-raconter

ouvrage présenté à l’occasion de cette conférence : Dominique Pestre, dir., Histoire des sciences et des savoirs, Paris, Seuil, 2015, 3 vol.

Grenoble, 14 décembre 2017 : journée d’étude La science voyageuse, Europe, XVIIIe-XIXe siècle, avec la participation de Rossella Baldi, Gilles Bertrand, Guillaume Comparato, Fabio D’Angelo, Timothée Léchot et Maddalena Napolitani, organisée à la MSH Alpes par le LUHCIE et l’ARC5 de la Région Rhône-Alpes (aujourd’hui Auvergne-Rhône-Alpes). https://arsh.univ-grenoble-alpes.fr/medias/fichier/programme-science-voyageuse-141217_1511363507479-pdf

Grenoble, 11 avril 2018 : journée d’étude Ecrire la science en voyage voyage, avec la participation de Gilles Bertrand, Marie-Noëlle Bourguet, Emmanuelle Chapron, Gilles Montègre et Nathalie Vuillemin, organisée à la MSH Alpes par le LUHCIE et l’ARC5 de la Région Rhône-Alpes (aujourd’hui Auvergne-Rhône-Alpes). https://luhcie.univ-grenoble-alpes.fr/rencontres/ecrire-la-science-en-voyage/

autour de deux ouvrages : Marie-Noëlle Bourguet, Le monde dans un carnet, Paris, éditions du Félin, 2017 ; Gilles Montègre, éd., Éphémérides romaines (24 mars-24 octobre 1775) du naturaliste Latapie, Paris, Classiques Garnier, 2017.